Assises de la Géopolitique 2025
Discours de Guillaume Martinez, EACC France President
« Où va l’Amérique ? Quelles conséquences pour la France et l’Europe ? »
Mesdames et Messieurs,
Chers invités,
Chers collègues,
C’est un honneur d’être parmi vous aujourd’hui à l’École Militaire pour la quatrième édition des Assises de la Géopolitique, en présence d’une communauté remarquable de penseurs stratégiques, de diplomates, de responsables publics, d’experts civils et militaires et d’acteurs économiques dont l’engagement éclaire chaque jour notre compréhension du monde et de la relation transatlantique.
La question qui nous réunit — « Où va l’Amérique, et quelles conséquences pour la France et l’Europe ? » — est essentielle. Les échanges de cette journée nourrissent la réflexion publique, orientent les politiques, et influencent les décisions économiques et industrielles qui irriguent ensuite nos territoires comme nos entreprises.
Je veux ici rappeler les mots de Maurice Marchand-Tonel, fondateur du réseau EACC il y a plus de trente ans, des mots qui n’ont rien perdu de leur force :
« Les décisions aujourd’hui, qu’elles soient publiques ou privées, ne peuvent être fondées que sur un jugement éclairé. Ce jugement doit s’appuyer sur une bonne information et sur un dialogue avec d’autres décideurs de confiance. C’est précisément ce qu’est l’EACC. Forts d’une histoire commune, des mêmes valeurs et des mêmes défis, l’Europe et les États-Unis avancent ensemble. »
Maurice Marchand-Tonel était plus qu’un fondateur : un homme d’envergure intellectuelle et morale, diplômé de HEC et de la Harvard Business School, consultant, chef d’entreprise, bâtisseur de ponts entre mondes économiques et institutionnels, des deux côtés de l’Atlantique. J’ai eu le privilège de bien le connaître. Sa vision, son sens du dialogue, sa conviction du rôle du lien transatlantique inspirent encore notre action — et l’esprit dans lequel je m’exprime aujourd’hui.
Beaucoup, en France, expriment aujourd’hui une forme de surprise — parfois même de sidération — face à certaines orientations américaines récentes. Je salue donc le choix des organisateurs de débuter ces Assises par un rappel des « constantes de la politique américaine », car il ne faut pas se tromper : derrière les annonces choc et les prises de position abruptes, il existe bel et bien une continuité dans l’action des États-Unis et le Président Trump s’inscrit dans cette continuité.
Sur la forme, les États-Unis ont d’ailleurs déjà, dans leur histoire récente, opéré des virages tout aussi rapides ou inattendus :
– en 1971, la fin soudaine de la convertibilité du dollar ;
– dans les années 1980, les restrictions sur les importations automobiles japonaises ;
Sur le fond et la percéption d’un protectionnisme américain comme un élément nouveau de leur politique, rappelons :
– en 2002, la hausse des tarifs sur l’acier ;
– en 2018, les tarifs Section 232 et 301 sur l’acier et l’aluminium à nouveau ;
– et, plus récemment, sous l’administration Biden, le pivot industrialiste majeur du CHIPS & Science Act et de l’Inflation Reduction Act.
America First déjà — America First toujours. Première constante.
À chaque fois, les entreprises américaines comme européennes ont dû adapter leurs chaînes d’approvisionnement, revoir leurs stratégies d’investissement, ajuster leurs plans de conformité. Ce qui peut sembler un pivot brutal n’est en réalité qu’une constante américaine : pragmatisme, priorités claires, et une approche souvent perçue comme fortement transactionnelle. Deuxième constante.
Le monde économique, lui, s’y adapte — par nécessité, mais aussi par capacité.
Par ailleurs, pour comprendre l’Amérique d’aujourd’hui, il faut considérer les grandes lignes de force qui traversent les administrations et les alternances. J’en citerai 3
Premièrement : la stabilité institutionnelle.
La Constitution américaine organise un rapport à l’État exceptionnellement stable, inchangé depuis plus de deux siècles — un contraste net avec la France, qui en a connu plusieurs, et avec l’Union européenne, prolixe en régulations mais dépourvue de cadre institutionnel unificateur. Cette stabilité, souvent sous-estimée depuis l’Europe, est l’un des piliers de la continuité américaine.
Deuxièmement : la manière dont l’État intervient.
Aux États-Unis, l’État finance, soutient, dérisque — on le voit avec le CHIPS Act ou l’IRA — mais il ne décide pas de l’innovation. Ce sont les entreprises, les laboratoires, les investisseurs qui impulsent. C’est un contraste profond avec l’Europe, et particulièrement avec la France, où l’on attend encore trop souvent de l’État qu’il décrète l’innovation… alors qu’il ne peut ni en prévoir le rythme ni en choisir les ruptures.
Troisièmement, et je ne pourrai jamais insister suffisemment sur cet élément dans notre compréhension des raisons de la domination dans le temps de l’économie américaine : l’alliance unique entre finance et innovation.
Les marchés financiers de la côte Est mobilisent le capital ; l’écosystème technologique de la côte Ouest associe talents, recherche et capital-risque. Cette combinaison — capital massif, prise de risque assumée, capacité d’industrialiser et de passer à l’échelle — nourrit depuis des décennies la dynamique américaine. C’est l’essence du capitalisme américain schumpétérien, que la France peine encore à embrasser, tant l’aversion au risque demeure forte chez les entreprises, les investisseurs et l’État.
Deux défis structurels se posent donc à l’Europe :
- Face au retour des puissances, l’Europe reste en décalage.
Construite comme un marché de consommateurs, elle ne s’est pas dotée d’outils de puissance, ni même de production. La réindustrialisation reste un concept qui peinera à trouver sa réalité. - La nécessité de rattraper le retard en innovation.
Patrick Artus l’a chiffré dans son livre “La France réinventée” : depuis le début du XXIᵉ siècle, l’écart de croissance entre les États-Unis et la zone euro est d’environ un point par an. Parmi Les facteurs explicatifs : l’écart de progrès technique et de croissance du capital — encore et toujours Capital et Innovation.
Pour financer l’innovation, il faut attirer des investisseurs Pour attirer des investisseurs — à commencer par les européens dont l’épargne part à 60% vers les Etats-Unis — il faut être compétitif. Pour être compétitif, il faut repenser notre modèle, notre rapport à l’État, notre approche de la régulation. Il faudra aussi une réflexion sur les fonds de pension pour mobilier et flécher l’épargne, quasiment inexistants en Europe. Le moment est propice à un sursaut européen, obligatoire et indispensable.
Un mot enfin sur la conjoncture économique.
Les hausses de droits de douane annoncées en début d’année faisaient craindre un ralentissement économique, voire une récession. Il n’en a rien été. La croissance mondiale dépasse même les attentes, portée par :
– la résilience et l’agilité du secteur privé ;
– la conclusion d’accords commerciaux entre les Etats-Unis et ses principaux partenaires, évitant l’escalade protectionniste ;
– la fragmentation des échanges qui reste partielle, certaines zones bénéficiant d’une forte dynamique ;
– Enfin, l’envolée du secteur technologique, créateur de richesse, de consommation et de besoins d’infrastructures.
Mais nous évoluons dans un monde volatile, où les États-Unis délivrent en moyenne 3 % de croissance sur la période récente post-covid quand l’Europe plafonne à 1 %, et où la Chine ralentit. L’écart se creuse.
Ces constantes, nous les observons aussi dans nos échanges avec nos membres. Elles définissent le contexte dans lequel nos entreprises opèrent, structurant leurs investissements, leurs partenariats, leurs chaînes de valeur.
À l’EACC, nous sommes fiers d’accompagner cette diversité d’acteurs : grands groupes, mais aussi ETI, dont la réactivité et la lucidité sont souvent précieuses pour anticiper les évolutions. C’est dans cet esprit que nous avons conçu des outils comme le Transatlantic Business Expansion Outlook ou le Trade & Investment Digest, nourris des retours concrets de nos membres, pour éclairer — non pour influencer.
Le programme de cette journée montre combien il est essentiel de saisir les dynamiques américaines dans toute leur complexité — historique, économique, stratégique et régionale. Pour les entreprises, ces éléments guident des choix très concrets : où investir, comment se structurer, avec qui s’associer, comment sécuriser leurs chaînes de valeur.
Pour l’Europe — et pour la France — le moment est à la fois un défi et une opportunité. Une Europe plus forte économiquement renforce non seulement sa propre sécurité et sa souveraineté, mais aussi l’équilibre long-terme du partenariat transatlantique auquel nous tenons tous.
Je me réjouis des échanges qui vont suivre.
Puissent nos discussions d’aujourd’hui nous aider à mieux comprendre la trajectoire américaine et à positionner la France et l’Europe avec lucidité, volonté et confiance.
Je vous remercie.


